jeudi 14 mai 2009

Cathode Narcissus

"C'est une poupée qui fait non, non, non, non
Toute la journée elle fait non, non, non, non
Elle est, elle est tell'ment jolie
Que j'en rêve la nuit
C'est une poupée qui fait non, non, non, non
Toute la journée elle fait non, non, non, non
Personne ne lui a jamais appris
Qu'on pouvait dire oui
Sans même écouter elle fait non, non, non, non
Sans me regarder elle fait non, non, non, non
Pourtant je donnerais ma vie
Pour qu'elle dise oui
Pourtant je donnerais ma vie
Pour qu'elle dise oui
Mais c'est une poupée qui fait non, non, non, non
Toute la journée elle fait non, non, non, non
Personne ne lui a jamais appris
Qu'on pouvait dire oui
Oh, non, non, non, non
non, non, non, non
Ell' fait non, non, non, non."
Dans son dos, une paire de piles électriques. Pas du genre à polluer l'atmosphère, non, des piles à l'énergie naturelle, des Duracell, qui la faisaient bouger dans tous les sens pendant que les autres poupées restaient immobiles. J'aurais préféré parler d'une poupée de chiffon, unique, faite main, mais les poupées de chiffon, c'est mou et ça fait rien, ça pose, ça pense peut-être, mais allez savoir quoi...
Cette poupée électrique, elle était pas comme ça, elle était active. La première fois que je l'ai vue, c'était par écran interposé: dans la télé comme dans une boîte transparente, elle chantait une chanson dont j'ai oublié les paroles. Je me souviens juste avoir vu ses piles dans son dos, scotchées comme si elle venait juste de se blesser, et comme si elle s'en foutait. Un peu comme un ange déchu dont on aurait recollé les ailes.
Intrigué, je fis mon papillon de nuit, je m'approchai de l'écran lumineux de la boîte à images, et je regardai sa tête osciller au rythme de la musique et des applaudissements. Droite et gauche, et droite et gauche, et droite et gauche. Mes yeux suivirent le mouvement, le monde n'était plus qu'un océan de lumières floutées, et je tanguais dessus dans une embarcation invisible.
Au loin, un rivage de musique se dessinait. Je sifflai quelques notes, et entendis une voix mélodieuse me répondre. L'île était habitée, et la lumière m'y porta très vite. Je mis le pied sur une plage de "si", et je cherchai la voix qui m'avait répondu. Sirène, reine des "si", y es-tu? Personne sur la plage, je m'aventurai dans la forêt de "la", puis dans une plaine de "sol". Quelque chose me disait que je serais seul tant que je n'entendrai qu'un seul son de cloche, alors je décidai de grimper vers le plus haut point de l'île sonore pour voir si tout ce paysage était symphonie ou cacophonie.
Et là, vous n'allez pas me croire, mais elle était là, au sommet du sommet de l'île. La poupée de tout à l'heure. Comme si ces piles lui servaient véritablement d'ailes. Un truc de fou. Et moi, j'étais encore tout essoufflé d'avoir gravi la pente.
"Bonjour", haletai-je avec un signe de la main et une esquisse de sourire.
Elle me répondit d'un haussement d'épaule en esquissant un soupir. Ses yeux balayaient l'océan de lumière et l'île de son, elle devenait la source haut perchée de tous les horizons, et elle surveillait son petit monde. C'était son rôle, celui qu'elle s'était elle-même choisi. Gardienne et régisseuse, maîtresse absolue, la poupée n'était plus un jouet ici. C'était elle qui décidait, elle qui inventait... Elle l'avait appris très tôt: maîtrise = liberté, mais pour qu'il y ait maîtrise totale il faut éliminer les influences extérieures. Non. Non. Non. Non. Comme des coups de marteaux qui façonnent la liberté absolue, celle qui n'est qu'à soi, celle qui ne doit rien à personne, la rose qui s'est coupée des mauvaises herbes autour d'elle et qui a affûté ses épines. La rose qui s'est éprise de ses épines, qui parfois étend ses pétales pour attirer l'oeil du monde et voir si elle peut encore le transpercer. La rose toute-puissante. La poupée qui fait "non".
Je restai près d'une heure à la regarder, en me demandant comment percer sa cloche de cristal, son indifférence totale à mes mots. Elle ne disait pas non, elle faisait non de tout son être. Seuls ses yeux bleus et ses piles semblaient être faits d'autre chose que de marbre. Mais ses yeux étaient déjà occupés à façonner son univers, et ses piles l'emplissaient de plus en plus de leur battement bourdonnant. L'île se mit à trembler, les bras de la poupée s'élevèrent, un sourire vint écarter ses lèvres et, alors qu'elle tombait en avant et que des flammes surgissaient de son dos (des ailes de feu pour voler plus vite vers la terre), je cru l'entendre murmurer "oui". Oui, elle avait été maîtresse de son monde jusqu'au bout, et ses piles ne s'étaient enflammées qu'à la fin. Le sommet de l'île explosa et me propulsa aux quatre horizons de ce monde de poupée si grand et si petit, si tout et si rien.
Quelques heures plus tard, je me réveillai et mes yeux se posèrent sur une surface de neige suspendue au ciel. Ou était-ce le plafond?
"Monsieur, monsieur, vous avez fait une crise d'épilepsie. Les secours sont arrivés à temps, mais la crise a surpris votre coeur et vous avez fait une attaque. Nous avons dû faire face à des complications inattendues, et nous avons cru vous perdre. Monsieur, votre coeur fonctionne, mais seulement parce que nous lui avons greffé une pile, qui lui envoie des décharges régulièrement, 24 heures sur 24. Monsieur, est-ce que vous m'entendez? Est-ce que vous comprenez ce que je dis?"
"Oui".

4 commentaires:

  1. Le titre vient du "Dorian" de Will Self.

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  2. Horrible cette histoire de piles dans le dos ! L'image de la rose, quant à elle, est très parlante.Tu t'en sors plutôt pas mal avec un sujet aussi minable que celui que l'on s'est tapé, en géographie régionale : "Faiblesses et forces de la région Nord-Pas de Calais".Beurk.

    T'es toujours en manque d'inspiration ? Et de temps ? Veux-tu un autre exercice ?

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  3. L'inspiration revient, ça souffle de tous côtés; le temps s'est un peu étendu; mais j'ai encore du mal à concentrer les courants d'air sur le blog.

    Personnellement je préfère la poupée qui fait non aux "faiblesses et forces de la région Nord-Pas de Calais"... Mais si t'es plus inspirée pour le prochain sujet, envoie, c'est toujours feu à volonté.

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  4. Non,je suis loin de m'en être sortie aussi bien que toi. Mais j'ai assuré sur le sujet suivant "le développement, c'est la croissance plus la justice". L'un sera compensé par l'autre, j'espère.

    Allez, un nouveau sujet, seulement trois mots : "les yeux vairons".

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